LE TEMPS COMME AGENT POUR IMPLANTER DES MILIEUX PRODUCTIFS
Et repenser les nouvelles interactions entre l'humain et le non-humain
Céline Bodart (BE) / Dimitri Szuter (FR)
Céline Bodart, architecte, chercheuse, professeure et membre du comité technique d'Europan
Dimitri Szuter, architecte, enseignant, performeur et membre du comité technique d'Europan
Cet article, publié dans le Catalogue des résultats E15 par Europan Europe en sept. 2020, présente trois stratégies pour l'implantation de nouveaux milieux productifs :
1- intensifier les ressources non humaines ; 2- organiser les ressources humaines ; 3- construire les délais de transformation.
Le temps comme agent pour implanter des milieux productifs
Et repenser les nouvelles interactions entre l'humain et le non-humain
Implanter, c'est moins agir sur le territoire qu'interagir avec tout ce qui le compose, tout ce qui en fait un milieu naturel, culturel, social et économique. À l'occasion de cette session E15, plusieurs projets considèrent en effet que l'implantation de nouveaux milieux productifs oblige avant tout à penser comment revitaliser de façon symbiotique les multiples composantes du territoire ; concevoir comment y activer les ressources humaines et non-humaines ainsi qu'un écosystème de partenaires. Trois stratégies d'implantation de nouveaux milieux productifs sont ici présentées, se distinguant par l'amorce donnée à leurs processus de transformation : 1) le projet s'engage par le relevé et l'activation des ressources non-humaines du territoire ; 2) le projet privilégie l'échelle du collectif humain et agence le devenir socio-productif du milieu autour de nouvelles figures urbaines ; 3) le projet s'instaure sur le territoire par une reconsidération tactique des temps et rythmes de son propre processus de transformation.
I- Intensifier les ressources non-humaines
Les grands défis que nous adresse l'incertitude à venir obligent les concepteurs à reconsidérer ce qui fait ressource aujourd'hui. Le projet accueille le non-humain comme nouvel agent de la transformation des territoires. Par cette nouvelle forme de soin et d'importance accordés aux non-humains, on assiste à un renouveau des gestes de conception. Trois gestes d'intensification des ressources non-humaines sont ici mis en avant : s'accorder aux cycles métaboliques du milieu ; déplier et explorer l'agentivité des entités paysagères ; élever nos attachements territoriaux comme nouveaux principes directeurs du projet.
Qu'on l'appelle "Anthropocène" ou qu'on lui préfère le nom de "Capitalocène" ou "Technocène" (A.Tsing), tous les discours s'accordent pour crier l'urgence de repenser les interactions que nous entretenons avec nos milieux. Pour beaucoup, la transformation du milieu ne s'inscrit plus sur la ligne anthropocentrée du progrès mais est appelé à épouser les cycles métaboliques qui fabriquent et conditionnent ses devenirs possibles. A Palma (ES), le projet mention spéciale Parc-In, développe un fil conducteur fort pour sa démarche : faire chuter les émissions de CO² en remplaçant la mobilité individuelle et ses espaces dédiés par de nouvelles mobilités douces, accompagnés d'une plantation massive de végétaux (fig.1). L'équipe tente ainsi d'implanter dans le temps de nouveaux cycles écologiques (ré)générateurs d'air pur. Si ce sont les cycles atmosphériques qui deviennent générateurs de projet à Palma, ce sont les conditions de (sur)vie future qui inquiètent l'équipe du projet mention spéciale Today Tomorrow à Raufoss (NO). La proposition s'amorce en contrastant l'abondance des ressources que connaît aujourd'hui le territoire norvégien, avec les risques de réduction, voire de disparition de ces ressources dans le futur. Pour implanter les graines manifestes de la transition (R.Hopkins, 2008), l'équipe cherche à intensifier les potentiels de la rivière Skogen en amplifiant son usage agricole et en transformant ce milieu humide en un axe productif et social (fig.2). À Palma comme à Raufoss, il s'agit donc d'accorder le projet de transformation aux cycles métaboliques du milieu. Cette importance donnée aux cycles pousse la fabrique urbaine et territoriale à sortir de ses vieilles logiques d'épuisements des ressources afin d'intensifier les potentialités productives et reproductives du milieu.
2. L'AGENTIVITÉ DU PAYSAGE
Il s'agit d'appréhender les entités paysagères depuis leur agentivité, autrement dit leur capacité d'agir et interagir avec les transformations projetées (E.Wall, T.Waterman, 2018). À Vallbona (Barcelona, ES), cette idée devient la structure conceptuelle de l'ensemble du projet mentionné Blue Lines. Entre canal et rivière, le cycle de l'eau compose un paysage aux qualités productives naturelles corrodées par une surexploitation du fond de vallée par les infrastructures routières et ferroviaires. Pour surmonter ces frontières artificielles, Blue Lines propose de recomposer et de renforcer ce métabolisme paysager par le tracé d'un nouveau plan d'irrigation : des corridors hydriques s'étirent transversalement, supportant de nombreux jardins productifs, ainsi que de nouvelles unités d'habitation (fig.3). Le renouveau productif et écologique des installations humaines s'instaure donc en interaction avec ce que le paysage de la rivière permet et oblige. Pour l'équipe du projet mentionné 60°North à Tuusula (FI), l'enjeu est de faire du projet le support de nouvelles relations productives entre urbain et rural, entre consommateur et producteur, afin de court-circuiter les logiques actuelles de dépendances et ré-inventer de nouveaux réseaux d'interdépendances territoriales. L'équipe articule sa proposition autour d'une échelle "non-humaine", à savoir le lac de Tuusula (fig.4). Le lac, en tant qu'élément paysager aux qualités esthétiques certaines, est l'échelle de référence à laquelle peut s'opérer la transformation productive, écologique, économique, sociale et culturelle du territoire. Il est échelle d'appartenance et de gouvernance, de production et coopération.
3. LES ATTACHEMENTS TERRITORIAUX
Face au ravage écologique, social et politique des milieux, on assiste à l'émergence – souvent en résistance – de nouvelles formes d'attachement aux territoires (D.Darcis, A.Janvier, J.Pieron, F.Taylan, 2019). Parler d'attachement, c'est orienter l'attention sur ce qui, pour un territoire donné, agit et nous fait agir en tant que collectif. À Saint-Omer (FR), c'est précisément en relevant et intensifiant les attachements établis avec les spécificités géologiques et hydrauliques de leur territoire que l'équipe lauréate de Hydro-Productive Parks veut appréhender sa régénération éco-productive (fig.5). Le projet tire sa force de son engagement multi-scalaire du territoire, épuisant les potentiels de déploiement de l'eau comme processus de régénération progressif des milieux. Le concept de biorégion (Magnaghi, 2014) y est appliqué, c'est-à-dire que les limites de l'espace géographique du projet tiennent compte des milieux habités plutôt que des territoires administratifs ou politiques. Ainsi, à Saint-Omer, cet attachement aux diverses qualités de sols, paysages, phénomènes et ressources naturelles re-délimite le territoire des possibles en re-distribuant des synergies productives non exploitées jusqu'alors. Implanter de nouveaux milieux productifs, c'est donc aussi prendre soin, entretenir, régénérer les attachements existants entre un territoire et ce qui le peuple, humain et non-humain.
À travers l'intensification des ressources non-humaines, les équipes restaurent et amplifient des puissances d'agir naturelles dont l'humain s'était détourné. Tout l'enjeu est de ré-apprendre à voir, sentir et faire compter pour renouveler nos modes d'habiter avec les milieux qui accueillent et permettent nos installations humaines.
II- Agencer les ressources humaines
Agencer, c'est structurer un cadre spatial capable de déployer de nouvelles synergies productives entre les potentiels du milieu. Les équipes imaginent de nouvelles formes et figures urbaines catalysatrices : les flux et énergies humaines s'agencent par l'instauration de nouveaux espaces scéniques. Ces nouvelles "scénographies" permettent alors d'impulser et contenir à la fois une pluralité de nouvelles situations, relations et intensités qui renforcent la richesse des milieux. Nous déplierons trois propositions scéniques : des scènes de proximités ; des scènes inclusives ; des scènes d'attachements.
1. DES SCENES DE PROXIMITES
À Tuusula (FI), le projet mention spéciale Pihabitat fait appel aux principes de l'agro-écologie pour revitaliser le centre agricole d'Anttila. Son ambition est d'engager sur ce territoire rural un mouvement de transition vers un renouveau des modes de productions agro-alimentaires, en vue de renforcer l'auto-suffisance des communautés habitantes. Pour concevoir ce nouveau genre de village productif, l'équipe de Pihabitat choisit de réinvestir les formes d'habitat des anciens villages agricoles finlandais pour en dégager une figure-type : un ensemble de bâtiments organisés autour d'une cour centrale rectangulaire (appelée « Pihapiiri ») partagée par plusieurs familles (fig.6). La cour apparaît dès lors comme une configuration spatiale et sociale stratégique pour encourager l'installation de nouvelles communautés d'agro-habitants : elle est un espace ouvert, au sein duquel peuvent co-exister des places de rencontre et de petites aires de production alimentaires, des jardins récréatifs et des aires humides, des serres et autres services partagés. Cette reprise de la cour traditionnelle rappelle que le devenir productif des territoires ruraux se conçoit aussi à l'échelle des formes de sociabilités et des nouvelles proximités. La cour est autant un dispositif spatial qu'un mode de vie : partager une cour, c'est aussi partager des valeurs sociales ; c'est se reconnaître dans un même engagement environnemental.
2. DES SCENES INCLUSIVES
No innovation without connection : le motto du projet lauréat Rambla + Kapsalon à Rotterdam Visserijplein (NL), affirme également la mise en place et en espaces d'un réseau de socialisation comme la condition première pour (re-)faire milieu. Le site de projet Europan est une place logée au cœur du BoTu, quartier multiculturel identifié comme « vulnérable » par la ville. Si l'enjeu est d'y générer un boost socio-économique, l'équipe lauréate concentre toutefois sa proposition sur la création d'un sentiment de communauté, considérée comme une étape préalable et nécessaire au re-développement économique et productif du quartier (fig.7). Son projet se structure autour de la figure de la rambla : une large avenue plantée qui reconfigure l'espace du square existant sur un nouvel axe, étendant la redynamisation en cœur de quartier vers ses abords extérieurs. Identifiable par son traitement du sol autant que sa canopée aux motifs bigarrés qui se déploie pour abriter le marché les jours de pluie, la rambla ne se projette pas sur le territoire comme un aménagement entièrement pré-déterminé et figé. Au contraire, elle se veut être l'expression urbaine d'un système d'espaces publics résilients, inclusif et diversifié, capable de s'adapter aux usages et besoins futurs, multipliant les agencements et coexistences possibles entre dynamiques nouvelles et existantes.
3. DES SCENES D'ATTACHEMENTS
Depuis le réaménagement de l'ancienne zone portuaire de Helsingborg (SE), le projet mention spéciale The Beach met en place une bande multi-programmatique, composée d'une multiplicité de situations publiques, qui connecte la ville consolidée et ses espaces verts existants à la mer (fig.8). Parmi ces situations diverses, on retrouve de nouveaux jardins et espaces verts, un marché alimentaire et de larges terrasses, des extensions du canal et de nouvelles piscines publiques, mais aussi des terrains dédiés aux sports de plage et des sections réservées au bain de soleil. C'est en effet la plage, avec ses modes d'occupation et ses logiques tacites d'organisation, que l'équipe de projet choisit comme nouvelle figure d'agencement. Mais la plage est aussi le domaine sacré du loisir et des divertissements, et c'est précisément cette atmosphère trempée de plaisirs et d'amusements qu'il s'agit d'instaurer pour la revitalisation de la friche portuaire. Pour The Beach, un milieu urbain productif doit avant tout produire du plaisir et des loisirs ; produire de nouvelles formes d'attachements entre un territoire et ses occupant.e.s, renforcer ce réjouissant sentiment d'appartenance à un milieu urbain dynamique.
À travers ces re-configurations spatiales unificatrices (la cour ; l'avenue ; la plage), les équipes implantent les graines de nouvelles valeurs partagées en imaginant de nouveaux rituels spatiaux-temporels qui participent à renforcer la cohésion sociale des territoires.
III- Construire les temps de la transformation
Europan appelle de plus en plus à réfléchir à la notion de processus de transformation comme moteur progressif d'un changement graduel et économiquement soutenable pour les territoires. Dans cette pensée, le temps, en tant que construction sociale et humaine, devient lui aussi un élément productif. Construire le temps permettrait de projeter rythmiquement (H.Lefebvre, 1992) les espaces/temps et les états successifs qui conduiront à une régénération progressive des milieux. Dans la lignée de ce qu'on appelle aujourd'hui l'urbanisme temporel (L.Gwiazdzinski, 2013), les avantages de cette pensée processuelle semblent multiples.
1. TESTER, PROTOTYPER
Préfigurer ici et maintenant, à coups d'interventions légères, réversibles et à faible coût. Les intentions architecturales, urbaines et paysagères peuvent en effet se traduire de différentes manières afin de déplier des nuances d'interventions entre le réversible et le permanent. Une première intervention significative peut amorcer la transformation. C'est précisément sur ce rôle potentiellement moteur de la transformation du Magasin 405 à Helsingborg (SE) que mise l'équipe lauréate, A Seat at the Table. L'équipe propose ainsi une reconversion progressive du lieu, rythmée de divers temps d'occupation temporaires (fig.9). Afin de s'accorder à l'agenda du H22 City expo, l'équipe propose de réaliser une ouverture monumentale et circulaire, transperçant les différents niveaux de l'entrepôt, de manière à ce que le bâtiment puisse être redécouvert et apprécié sous un jour nouveau. Le percement est conçu comme un atrium, au centre duquel pourront prendre place des performances et autres événements artistiques. Pour ce premier temps d'occupation, l'art est donc sollicité comme un dispositif de réappropriation des objets et lieux urbains existants. Ces interventions artistiques éphémères agissent comme des réactualisations spatiales vivifiantes porteuses de potentiels - à déplier dans le futur - et participent à engager un désir collectif de voir ces espaces transformés durablement.
2. SE RE-APPROPRIER, OU RE-ESTHETISER
Construire le processus du changement et générer de nouveaux rythmes d'interactions avec le milieu de manière inclusive. Les transformations silencieuses peuvent s'avérer brutales et opaques. Construire le temps du changement permet d'implanter de nouvelles formes de dialogues entre le milieu en transition et les (futurs) usagers, en instaurant un processus d'accompagnement individuel et collectif d'appropriation du changement. C'est précisément ce qu'il se passe à Saint-Omer (FR), où l'équipe mentionnée de 9 Places to the Sea propose de déployer des dispositifs événementiels pour préfigurer la transformation du territoire. Arpenter les sites et relever les lieux stratégiques d'intervention, organiser des promenades paysagères et urbaines, mettre en place une biennale itinérante pour instaurer de nouveaux rythmes de rassemblements culturels : avec ces instruments de découverte et de ré-appropriation du territoire, il s'agit de considérer comme prémisse nécessaire la construction d'une vision partagée de ses transformations possibles (fig.10, 11). Dans cette volonté de repenser les instruments de conception et de représentation du projet, s'exprime aussi un désir de ré-esthétiser les enjeux du projet, à condition « d’entendre dans le mot esthétique son ancien sens de capacité à "percevoir" et à être "concerné", autrement dit une capacité à se rendre sensible soi-même » (B.Latour, 2014).
3. S'ADAPTER, RENDRE ADAPTABLE
Cultiver l'incertitude fertile et les possibilités de réajustements au cours de la transformation, cela appelle à adopter une fabrique urbaine plus souple et adaptable. À Bergische Kooperation (DE), l'équipe lauréate de Bergisch Plugin déploie différents outils pour adapter le projet dans le temps : la toolbox, les phases et les scénarios (fig.12). Selon des usages isolés et/ou combinés, ils permettent d'implanter des solutions acuponcturales et d'adapter la suite de la transformation à partir de ses premiers effets. La toolbox fonctionne comme un ensemble de solutions génériques qui peuvent s'appliquer localement à divers endroits en donnant une cohérence à l'ensemble du territoire des communes associées à Bergische. Il s'agit d'un maillage en pointillé, qui permet de poursuivre et d'amplifier ou alors de ré-orienter les choix autour des impacts de ces premières régénérations. Les règles sont donc claires, mais leur application et évolution restent souples. Les phases données au projet sont davantage indicatives que prescriptives : elles participent à amorcer un effort sur le temps long, à tendre un vecteur de transformation qui pourra au cours du développement du projet trouver des points de bifurcations. Les scénarios expriment la dimension réversible et adaptable des premiers lieux qui impulsent le projet-processus. Les temps façonnent et activent la pluralité des potentiels spatiaux, donnant encore plus d'amplitude au nouveau réel construit.
Ce qui singularise ces différentes stratégies de projet-processus, c'est la recherche de prises dans et avec le réel qui permettront d'implanter l'idée dans le milieu et d'amorcer de manière progressive sa transformation. Il existe autant de processus à imaginer et engager qu'il y a de situations.
Conclusion
Qu'il s'agisse d'intensifier les potentialités synergiques des ressources non-humaines pour re-faire corps avec le milieu et reconsidérer nos attachements métaboliques au vivant et aux cycles naturels ; ou bien de ré-organiser les installations humaines autour de nouvelles scènes fédératrices et ré-génératrices afin d'activer de nouveaux modes de co-habitation et co-production ; ou encore d'engager les temps de la transformation comme vecteurs processuels productifs en vue d'instaurer une fabrique urbaine plus adaptable, inclusive et résiliente : le spectre des stratégies de projet possibles s'ouvre et s'enrichit. De nouveaux milieux productifs s'implantent par interactions, toujours multiples, variées et responsables, entre tout ce qui fait le vivant de nos territoires. C'est véritablement ce que les projets discutés ici donnent à voir, sentir et penser.