VERS DES MILIEUX ÉCOPRODUCTIFS RÉGÉNÉRANTS
Chris Younès (FR) / Didier Rebois (FR)
Chris Younes, philosophe, anthropologue, chercheuse, professeure et membre du comité scientifique d'Europan
Didier Rebois, architecte, enseignant, secrétaire général d'Europan
Dans cet article les auteurs explorent le lien des usages et des mobilités comme un paramètre clé pour intégrer divers degrés d’interaction entre les conditions naturelles et métaboliques, créant une relation synergique entre la transition écologique et les activités productives.
Cet article fait partie du Catalogue des résultats E15, publié par Europan Europe en sept. 2020
VERS DES MILIEUX ÉCOPRODUCTIFS RÉGÉNÉRANTS
Comment associer de manière plus synergique, par le projet urbano-architectural, transition écologique et activités productives ? Dans son ouvrage La Grande transformation, Karl Polanyi , historien et économiste, avait appelé à ré-encastrer une économie de marché « désencastrée » de la société. Il s'agit bien de dépasser des activités prédatrices et d'envisager d'autres manières de régénérer les milieux habités. Nombre de projets primés tendant à établir des conditions de rencontre complémentaires entre écosystèmes naturels et culturels. Usages et mobilités croisés en sont des paramètres clefs plus ou moins mis en interaction avec les conditions de nature et de métabolisme. Ce qui amène à considérer le tournant des cycles de vie en leurs échelles spatio-temporelles.
1- Usages hybrides et relancés
Il en va d'accompagner les transformations écologiques et économiques à travers d'autres modalités sociopolitiques territorialisées avec le souci de refaire société. Trois projets mettent en avant l'importance de l'évolution des usages, tout en cherchant à définir des assemblages autour de la mixité et de la vie sociale, intégrant espaces productifs et géographiques convoqués à des échelles différentes : rivière, cluster, bâtiment. Le souci de démarches collaboratives et inclusives prime.
Ainsi Hybrid Parliament (fig.1), lauréat à Rotterdam Kop Dakpark (NL), se présente comme refuge du non-conventionnel, de l'anti-patriarcal, du féminisme, du transgenre. Cette architecture manifeste se veut support d'une commande productive démocratique et horizontale.
Pour le projet lauréat, Hartland (fig.2), à Rotterdam Groot IJsselmonde (NL), un programme mixte transforme une cité perdue en quartier dynamique, inspiré par les idéaux socialistes et économiques d'une cité-jardin utopique basée sur des principes de communs et de co-création. Différentes échelles de partages sont traduites en différentes échelles spatiales, en ajoutant de nouvelles couches sur l'existant. C'est le sens de la communauté rattaché à ses alentours qui vise une vie saine sur les franges de Rotterdam.
A Borås (SE), le projet lauréat, Made in Borås (fig.3) questionne, respectant son histoire industrielle textile, la vision de modification de la densification de la cité, avec l'objectif d'une bonne qualité de vie et une adaptation climatique. Réaffirmer le paysage du fleuve comme substrat de renouveau du secteur avec la création d'un parc métropolitain actif permet de faire face à la pollution et aux inondations tout en favorisant la biodiversité et une programmation mixant résidences d'habitations, commerces et équipements culturels.
2- Des mobilités renouvelées et enrichies
C’est le cas du projet lauréat Souys-Lab (fig.4), à Floirac (FR), avec la mobilisation de mobilité comme système porteur mis en relation avec la géographie du site, dans un contexte de développement métropolitain, entre le centre-ville et la périphérie, devenant une aire urbaine de Bordeaux. Souys-lab est ainsi basé sur une riche infrastructure de réseaux. Routes, voies de chemin de fer, lignes à haute tension sont vues comme des opportunités pour générer des espaces d'habitat en même temps que des améliorations écologiques et économiques établissant de nouvelles relations à la Garonne.
Avec Beginning at the End, lauréat à Palma (ES), la mobilité est traitée comme un système territorial associant un campus à un parc naturel. La nouvelle station de métro à Parc Bit est l'occasion de susciter une nouvelle centralité et aussi une porte vers le parc agricole et le site classé Unesco de la Serra Tramuntana. Il est prévu qu'un nouveau paysage soit réalisé en rapport avec les terres provenant de l'excavation du métro, les lignes d'eau et les cycles de production et de consommation de nourriture ainsi que d'énergie solaire, le tout avec une réduction des émissions de gaz carbonique.
A Port-Jérôme-sur-Seine (FR), le projet mentionné, La Ville École – laboratoire de résilience (fig.5), propose un troisième type de mobilité, conçu comme un axe de synergies multiples grâce à une structure adaptable. La visée est d'accompagner la nécessaire mutation de l'industrie de cette ville qui, dans les années 1930, s'était configurée à partir de l'industrie pétrolière mais qui pourrait devenir un laboratoire de ville résiliente autour d'une ligne verte articulant diversité d'habitat, économie circulaire et nature.
3- Une nature reconsidérée
La nature considérée comme vivante et productive devient ressourçante à partir du moment où les capacités d'entrer en symbiose sont activées. La résilience de la nature existante sur le site, qui est au cœur de la structuration de certains projets, est aussi une reprise des mémoires et usages oubliés comme des proximités, car la nation de nature est au croisement du réel, de l'imaginaire et du symbolique. Les interventions sur l'existant bâti et non-bâti renvoient donc à l'importance du soin à apporter aux ressources matérielles et immatérielles.
On peut remarquer la place prise encore une fois dans cette session par ces préoccupations. Si l'on considère par exemple le projet lauréat Jalla! (fig.6) à Uddevalla (SE), la ville archipel est repensée comme infrastructure associant bâti, forêt, cycles de production et de recyclages du bois mais aussi les intentions de valoriser les ressources existantes à travers une approche participative de la communauté de lieu. Le scénario considère à la fois le site et le milieu dans son ensemble, assurant non une solution achevée mais un projet-processus flexible, adaptable et multiscalaire dans une perspective économique, sociale et culturelle compliquant les parties prenantes publiques et privées.
L'entrelacement des échelles qui est au cœur de la culture Europan est désormais fortement relayée par une reprise des proximités.
Ainsi, le projet mentionné à Täby (SE), Living Proximities (fig.7), propose un modèle urbain à échelle humaine reconsidérant les éléments territoriaux en un seul macro-système. Ce qui est promu, c'est une ville dans laquelle peuvent coexister vie contemporaine, espaces publics, productivité et vie sauvage, offrant « à portée de main » une variété stimulante de services et d'expériences, à la fois pour les résidents et les visiteurs.
La question de la mémoire des lieux, qui s'avère transversale, est le fil conducteur de Productive Memories (fig.8), le projet lauréat à Oliva (ES). C'est à partir du milieu lui-même et de son histoire, sa réactivation qui consolide ses spécificités, ses continuités naturelles comprises comme un modèle de production que nous est raconté la future reconfiguration du territoire. Les stratégies poursuivies couvrent trois échelles d'intervention à différentes phases, trois mémoires réinterprétées dans un langage contemporain permettant de réintroduire trois nouveaux modes de production qui en réalité ont toujours été là. Les reliances sont traitées en réintégrant les milieux du vivant et les mobilités douces, l'espace public, les réseaux d'eau soutenables, les démolitions ciblées, les activités productives temporaires.
4- Métabolismes impliqués
La prise en compte de la nature vivante s'élargit aussi quelquefois aux métabolismes impliqués introduisant la mise en coexistence de rythmes et cycles différents pour une fabrique bioterritoriale à même d'œuvrer avec le temps irréversible de l'engendrement et de la transformation des formes de vie. Une telle approche prospective est bifurcation puisqu'elle tend à faire tenir ensemble et prendre la double mesure des cycles de vie et du situationnel dans l'aménagement. Dans cette optique, il s'agit de "faire avec" les écosystèmes, tissus vivants qui impliquent les relations entre les espèces, dont les humains, et leurs environnements. Ils sont directement sous l'influence de facteurs biotiques (autres espèces, autres écosystèmes ...) et abiotiques (le sol, l'atmosphère, l'eau ...). Les nouveaux chantiers autour du recyclage, du réemploi, des matériaux biosourcés, des énergies renouvelables, se combinent avec les changements climatiques ainsi qu'avec les rythmes et flux d'une échelle biorégionale pour envisager des pistes d'économies productives, en cohérence d'ensembles à fortes potentialités environnementales, économiques, sociales et culturelles.
Une bifurcation d'envergure est à l'œuvre avec P2P – Plugin 2 produce (fig.9), le projet mentionné à Borås (SE). Il est considéré qu'une cité qui produit une large base de connaissances pour les générations futures, ouverte à une diversité de compétences, d'âges et d'expériences aura la capacité de contribuer à un bien commun dans lequel pourront co-évoluer harmonieusement environnement naturel et bâti, ce qui va au-delà de l'individu, de la famille ou de la ville. Édifier une telle communauté résiliente va exiger du temps et des orientations remettant en cause des modes habituels de vie et de travail. À partir de l'héritage biodiversitaire et industriel, l'enjeu est d'associer les parties prenantes agissant au niveau local mais dont l'impact est global. Différentes échelles métaboliques sont engagées depuis un projet de production collective décentralisée, avec des friches industrielles et les bords du fleuve transformés en espaces publics, un réseau d'eau à même d'intégrer les zones inondables jusqu'à des lieux partagés de cuisine et de repos pour co-produire et co-travaille.
Se positionner en termes de milieux habités pris dans des cycles et rythmes tout à la fois biorégionaux et quotidiens, est revendiqué en tant que tel par le projet lauréat, The Productive Region (fig.10), pour Bergische Kooperation (DE). L'équipe présente elle-même son projet comme un concept stratégique régional, niveau auquel la coopération inter-municipale est absolument requise, mais aussi locale en mettant l'accent sur des aménagements durables, inclusifs et qualitatifs. Dans leur approche, le productif est plus que la seule combinatoire de l'habitat et du travail, il est le creuset d'une intensité situationnelle comme mixte de différents usages et milieux de vie.
A Rochefort Océan (FR), le projet co-lauréat, Let the River in (fig.11) turns, porte son attention sur une économie circulaire en régénération avec les ressources locales et la revalorisation du fleuve comme mode de transport. Réintroduire l'eau dans la ville à travers ses valeurs multidimensionnelles participe d'une nouvelle "économie symbiotique" visant à renforcer les productions existantes à travers un macro-système. Ainsi chaque acteur et chaque élément de la chaîne interagit l'un avec l'autre contribuant à de mutuels bénéfices.
La bifurcation provient aussi de l'urgence climatique et des risques de réchauffement, qui poussent à repenser les aménagements. A Rochefort Océan, ces facteurs sont pris à bras le corps avec le projet co-lauréat, L’escargot, la méduse et le bégonia (fig.12), prenant appui sur les sciences de la nature contemporaines mais aussi sur Pline l'Ancien et Buffon, pour développer une méthodologie d'action à différentes échelles : tirer partir de ressources énergétiques renouvelables à l'échelle de l'estuaire de la Charente, limiter la submersion par l'installation de jetées et de rétention de sable, structurer la ligne de côte dans une chaîne de production atlantique, bâtir une ville-île-port combinant les dynamiques productives océanes avec les réseaux d'eau douce et de chemins.
Conclusion
Engageant une prise en compte des écosystèmes existants ainsi qu'un renouvellement de nos manières de faire, le projet de régénération des villes productives s'inscrit en résonance avec de grandes figures tel Patrick Geddes, urbaniste et biologiste, conduisant à une pensée des cycles de vie et de l'environnement, ou Henri Lefebvre, philosophe et sociologue, insistant sur la rythmanalyse afin de réguler les rythmes sociaux et individuels avec les rythmes cosmiques et biologiques.
Aujourd'hui, le défi devient l'urgence de prendre la mesure de ce qu'il en est pour faire milieu écoproductif local et translocal.
À l'heure de la transition écologique, les villes productives en projet sont directement à l'épreuve des cycles. En effet, la revitalisation des villes est indissociables des synergies environnementales et sociales, qui s'avèrent passer au premier plan des enjeux de transformation des territoires – mettant en résonance des cycles naturo-culturels, métaboliques et transcalaires. Ces approches par cycles renvoient à la prise en compte des différentes parties prenantes humaines et non humaines, et conduisent à souligner des perspectives métaphoriques dans la manière d'envisager le devenir bio-géopolitique engageant solidarités et commun. L'enjeu de plateformes d'expérimentations théoriques et pratiques autour des cycles, des flux et des parties prenantes s'avère donc crucial pour activer et régénérer les milieux habités. Les préoccupations relatives à de possibles vivifiances poussent à mieux accorder les productions humaines aux puissances tectoniques, climatiques, biologiques. Les nouveaux chantiers autour du recyclage, du réemploi, des matériaux biosourcés, des énergies renouvelables, des flexibilités/réversibilités, mais aussi des partages, participent à ces mises en corythmes vivifiants. Ainsi de manière transversale se profile un nouveau cadre stratégique régénérateur, fait de reliances contextualisées et de processus ouverts.